Clefs de lecture entremêlées.

Loup Visagé, La Renne et le cerf son roi, Amicizia

Une introduction

   Dans ces trois tableaux, la présence, au premier plan, de têtes d’animaux éclairées par un regard interpellant le spectateur, est évidemment centrale. Ils développent le sujet de la place de l’homme dans la nature et dans l’évolution de notre monde, à l’heure où les recherches montrent que l’intelligence animale est une réalité, et qu’un rapprochement avec les autres membres de la sphère du vivant, sans renier leurs originalités respectives consubstantielles à chaque espèce, s’avère une nécessité, la condition essentielle à notre survie. Les individus épidermiquement masqués s’affichent dans un second plan très proche du premier, toujours en rapport avec le thème abordé. Pour Loup Visagé, comme nous l’avons vu dans la partie thématique générale, le personnage masculin nous présente son côté droit généralement associé au pôle mâle, tout en dirigeant le loup vers sa gauche, suggérant ainsi l’éveil par le côté femelle, l’épanouissement et la transmission de toutes les formes de vies. Sa silhouette se détache sur un décor marin éclairé par l’astre lunaire dont nous avons précédemment évoqué la symbolique. Dans La  » Renne « …, la femme présente son côté gauche et se détache d’un fond arboré, la forêt étant symbole de l’inconscient, de toute cette partie  » sauvage  » enfouie en nous et qui ne demande qu’à émerger.

Question d'identité

Une des constances chez l’homme est le besoin narcissique de fonder son identité sur l’amputation de l’appartenance à la sphère animale. Ce comportement des plus anthropocentrique l’amène à lister tout ce qui peut construire une frontière entre lui et l’animal. La parole, qu’il revendique pour apanage, participe à cette construction identitaire. 
Or, les avancées de l’éthologie animale mettent en évidence des comportements culturels multiples et ouvrent sur le statut de sujet de l’animal. Et seul notre refus de partager le territoire avec ceux que nous considérons tels des rivaux nuisibles, apparaît aujourd’hui comme le vrai obstacle à l’extension des droits de l’homme aux grands singes, pour n’évoquer qu’eux, puisque en raison de cela, leur disparition prochaine fait actuellement la une de vaines tentatives de sensibilisation du public. Ainsi, les dernières découvertes en matière d’éthologie-primatologie nous contraignent à l’humilité. Et comme le souligne le philosophe Dominique Lestel, après Copernic, Darwin et Freud, la question du  » sujet animal  » révélée par l’éthologie constitue la quatrième blessure narcissique de l’homme.

Minage de quelques barrières...

– L’outil n’est pas le propre de l’homme : 
les exemples abondent. En Côte d’Ivoire, un atelier de cassage de noix de coula, utilisé par les chimpanzés, a été mis à jour par un archéologue de l’université Georges Washington (Etats-Unis). Cet atelier se compose d’enclumes, de percuteurs et de méta-outils (servant à modifier un autre outil, comme une cale, par exemple), toute une industrie lithique étonnamment similaire aux premières industries de pierre africaines d’il y a 2,5 millions d’années. De même, les loutres de Californie utilisent des pierres pour briser les coquillages qu’elles placent sur leur abdomen. Aux Galápagos, les pinsons se servent de brindilles et d’épines de cactus afin de recueillir les larves d’insectes nichées dans les arbres. Le vautour percnoptère s’arme d’un caillou pour briser les œufs. Quant au corbeau de Nouvelle Calédonie, il fabrique des fourchettes à larves avec des branches qu’il effeuille et qu’il courbe en forme d’hameçons, ainsi que des harpons à partir de branches de feuilles très dures taillées en escalier et qu’il emporte avec lui. Or, nous savons que ces formes n’apparaissent que tardivement chez Homo sapiens (après le paléolithique moyen). Les corbeaux vivants en famille, il y a transmission culturelle entre individus de ces gestes artisanaux grâce auxquels ils surpassent les chimpanzés en matière d’outils. Tout dernièrement, le gorille qui restait en marge,.. a été vu utilisant une canne pour sonder la profondeur d’une rivière qu’il souhaitait traverser. Sans vouloir paraître exagérément féministe, il s’agissait d’une femelle…

– L’homme n’est donc pas  » le seul animal culturel  » :
Qui n’a pas entendu parler des mésanges bleues en Angleterre, habiles à trouer les capsules des bouteilles distribuées par le laitier au petit jour, et initiées ensemble par leurs congénères ? 
De même au Japon, la jeune macaque Imo a transmis son geste de lavage des patates douces à ses pairs et l’innovation s’est propagée aux générations suivantes. Ils ont également appris d’elle à séparer le blé du sable en le rinçant dans l’eau, le sable plus lourd tombant en premier. 
L’observation de chimpanzés en Afrique occidentale montre une différence dans le choix des outils employés pour briser les noix. Alors que certains utilisent des pierres, d’autres préfèrent des bâtons. Ces différences n’étant pas dictées par une adaptation aux conditions du milieu, nous sommes en présence d’un comportement culturel faisant l’objet d’un apprentissage et d’une transmission. Il y a tradition culturelle car ils privilégient certains outils. 
Des phénomènes similaires d’enseignement et de diffusion des innovations ont été observés de façon déterminante chez les orques et les baleines, concernant les techniques de chasse ainsi que le chant. De même, les préférences au niveau de la nourriture variant selon une même espèce voisine font référence à des choix culturels. Ainsi, certains singes se nourrissent de fourmis là où d’autres préfèreront les termites.

– Réflexion et capacité de projection dans l’avenir : 
Lorsque la loutre de mer conserve la petite enclume sur laquelle elle casse les coquilles dont elle se nourrit, elle fait preuve de réflexion et se projette dans l’avenir en envisageant une prochaine utilisation de l’outil. Tout comme le corbeau et ses harpons. 
De même, lorsque le héron striée recueille un morceau de pain, jeté aux canards, pour appâter les poissons dont il est friand, il se livre à un acte réfléchi. Il analyse une situation et adapte son comportement en vue de l’améliorer. Les exemples abondent… 

– Autres traits comportementaux observés, non régis par l’instinct :
l’empathie qui, contrairement à ce que l’on pensait, n’est pas liée au langage, le sens moral et la conscience sociale, l’intelligence au travers de la capacité d’abstraction… et la bipédie, les bonobos l’utilisant 1/5ème de leur temps, pour porter le bois, la nourriture… 

– La question du langage :
Bien évidemment, notre mode de communication par la parole articulée ne se rencontre pas chez les autres espèces. Non seulement pour des raisons physiologiques ( la position haute du larynx chez les singes, par exemple, les empêche de moduler les sons émis), mais aussi parce que chacune a développé des moyens de communication qui lui sont propres. Nous même sommes bien incapables de parler  » oiseaux  » par défaut de syrinx. A noter également cette disposition morphologique relative au positionnement du larynx bas, ne permet pas à l’homme de boire et respirer simultanément. 

Chaque espèce possède des capacités inhérentes modulées par les aptitudes individuelles. Nous devons nous garder de les juger, de les mesurer à l’aune anthropique. La plupart des tests d’évaluation sont ceux que l’on utilise pour les capacités humaines mais sont-elles pertinentes pour les autres formes de vie ? On ne peut raisonnablement évaluer les autres cultures animales selon nos propres critères comparatifs, démarche qui traduit notre pensée anthropomorphique à tous les égards. On ne peut les mouler dans notre manière de fonctionner, car chacune d’elle est différente et renvoie à l’univers particulier qui a pour frontière la diversité des espèces. Idée partagée par le philosophe Lestel. 

Le seul problème réside dans cette obstination de l’homme à prétendre enseigner son langage considéré supérieur, toujours par anthropocentrisme, à évaluer selon ses propres critères, (sa forme d’intelligence, de déplacement, de système de ventilation…) alors qu’il serait plus enrichissant d’apprendre le leur, ce qui implique l’étudier et le comprendre, soit penser leur culture. A vouloir trop s’isoler dans le particulier, on finit par perdre le si mystérieux G du général (dans le sens de diversité,) qui transforme ainsi le particularisme cognitif en anagramme de fiction. Nous n’avons pas à bannir le restant de la faune terrestre de l’univers du sens. Non seulement les études d’autres sociétés animales ont prouvé que nous n’étions pas les seuls à être doté de capacités cognitives telles que la pensée et la représentation symbolique, mais elles ont révélé l’attention que nous portent les dauphins, les singes, et leur prédisposition à faire un pas vers nous, une compréhension mutuelle, une communication inter-espèces. Par exemple, le bonobo Kanzi (Atlanta) communique par le biais d’un tableau muni de plus de 200 symboles et comprend l’anglais parlé au téléphone. La gorille Koko parle le langage des signes grâce auquel elle a pu manifester son désir d’être mère auprès du Dr Francine Patterson.

Des chercheurs américains ont mis en évidence la présence d’une aire asymétrique de Broca dans le cerveau des grands singes, identique à celle qui permet la production de paroles chez l’homme. De même, la programmation à la naissance de mécanismes de base de syntaxe sous forme de réseaux neuronaux a été décelée chez les oiseaux. Autant de découvertes qui attestent d’une aptitude à parler (avec un code approprié à l’espèce bien sûr). 

L’étude des roussettes a mis à jour leur maîtrise de 50 syllabes modulées, une véritable forme de grammaire constituant une communication très poussée. Sans parler des autres formes de communication non sonores qui constituent de véritables codes en vue de l’exercice d’une faculté de langage (=langue), qui font l’objet d’actes individuels de volonté et d’intelligence (=parole) et qui sont difficiles à analyser par l’homme car ne font pas parti de l’articulation de son monde, du moins conscientisée. Tel est le cas des odeurs, l’écholocation des dauphins, les gestes, postures et regards , la couleur variant d’un épiderme, l’émission de molécules chimiques par les insectes, les soies… 

-Autre remarque : 

Là où les hommes pointent du doigt (geste qui annonce chez l’enfant normal sa capacité à parler plus tard), les primates désignent du regard. Ce comportement désignatif révèle la connaissance de l’existence d’un monde mental chez l’autre et la tentative d’orientation de ses représentations et de manipulations (influence de ce monde). 

Nécessité d'un nouveau regard

Il serait peut-être temps de réaliser la richesse de l’enseignement que l’on peut extraire de l’observation et de l’ajustement à la sphère animale et, d’une manière générale, au vivant, au lieu de craindre d’être altéré par l’autre. 
Et parce que nous sommes bien tous constitués des mêmes gènes (cf thématique générale), nous avons tous un rôle à jouer dans l’évolution du monde au sein duquel nous nous inscrivons. Cette évolution ne peut convenablement se dérouler qu’en ajustant nos comportements innés, nos connaissances et notre mémoire d’espèce les unes aux autres. Chacune est unique et complémentaire. Un développement harmonieux et libérateur de conscience doit tendre vers une fusion de ces sociétés bio-culturelles. Il faut garder à l’esprit la richesse que confère la diversité et notre complétude à tous au sein du processus de reconquête de la lucidité. Pour atteindre cette sagesse dans le sens de connaissance suprême d’inspiration divine et par harmonie, sacrée, nous devons orienter notre liberté d’action vers cela.
Et surtout, ne pas oublier, comme le dit Fraus de Wall au sujet des singes, qu’  » il n’existe que deux options : ou nous sommes des leurs, ou ils sont des nôtres.  » 
Il est d’ailleurs significatif que cette connaissance primordiale soit symbolisée par la parole perdue ou langue primordiale, laquelle articule la puissance des origines. Pendant la période édénique, le langage des animaux était le langage paradisiaque, et la compréhension de la langue des oiseaux du Coran (connue par le roi Salomon), implique l’accès à la connaissance. Dans les textes védiques, l’oiseau qui incarne la pureté primordiale, est en relation avec les Dieux et va chercher le soma (ambroisie) pour le donner aux hommes.  » Les oiseaux gardent parmi nous quelque chose du chant de la Création  » écrit St John Perse. 

Cohésion thématique avec Le Masque Visagé et Le Rideau

Ainsi, de la même façon qu’il faut arrêter de s’isoler de la sphère du vivant pour s’accomplir et se réunifier, l’homme universel (homme et femme à la fois) doit également prendre conscience de sa division intime, du divin qui est en lui. Il ne peut sceller sa chair c’est-à-dire s’unir au divin (basat double sens en hébreu  » chair  » et  » union intime de l’Homme à Dieu « ) en faisant l’impasse de l’ensemble du vivant. Sa face cachée contient le souvenir de sa double nature et, avec elle, l’adéquation au vivant. Et comme  » c’est son présent que le Kabbaliste déchiffre dans les lignes du texte biblique, sans aucun souci du passé objectif  » (Rabbi Bahya ben Acher de Saragosse cité par Charles Mapsik), il y a fort à penser que la révélation de son identité profonde prendra effet au moment des androgynies génétiques.
En effet, l’homme universel, union du principe masculin et féminin, peut-être perçu comme la structure hermaphrodite vers laquelle nous devons tendre spirituellement et peut-être même nous apprêter à vivre physiquement dans une réalité relativement proche. Après tout, n’assiste-t-on pas déjà sous l’influence des PCB à ce genre de mutation chez les ours ? En effet, 1,2 % de la population des ourses de Norvège sont également dotées d’organes sexuels mâles. L’hermaphrodisme n’est-il pas déjà répandu chez les 2/3 des grandes familles du règne animal ? (lombric, escargot, sangsues, cochenilles, huîtres, perches de mer qui se métamorphosent en mâle en vieillissant…). N’est-ce donc pas une réalité chez de nombreuses espèces ? 

Conclusion

Comme l’écrivait Darwin, la différence d’intelligence  » n’est pas une question de nature(…)  » mais, par contre, là où mon opinion diffère, c’est qu’il ne s’agit pas non plus d’une question de degré. Seulement de priorité relative aux modes de survie sélectionnées, et surtout de place décernée à l’éveil de la conscience primordiale, toutes ces richesses que notre mémoire a oubliées dans quelques replis du temps, alcôves secrètes qui nous rendraient à l’ouverture d’esprit. Alors que reste-t-il de ce soi-disant apanage de l’homme ? Peut-être ne faut-il pas chercher plus loin que dans son inclination à mettre en place des processus de destruction systématiques, autant à l’échelle individuelle que collective : drogue, alcool, nicotine… et autres phénomènes d’addiction…, ainsi que sa capacité à se créer des délires structurés d’où émerge la haine de l’autre, de tout autre. Autodestruction consciente puisque l’information sur les effets néfastes lui parvient. 
Font également partie de la liste (non exhaustive, s’entend), les génocides, bombes, virus, attaques chimiques, utilisations abusives de ressources nocives pour la planète et pour lui, car permettant de financer les doctrines intégristes alors qu’il existe des denrées de  » substitutions  » moins toxiques (citons, pour exemple, la question du pétrole et de l’huile de colza). 
D’une manière générale, l’homme lutte contre la vie. Alors, le propre de l’homme ? C’est peut-être de se sentir tellement mal dans sa peau qu’il en vient à s’inventer des questions concernant une singularité initiale imaginaire qui l’éloigne du vivant. Et de nous enorgueillir de nos victoires sur les faibles. De fait, à vouloir à tout prix se rassurer d’être unique, il ne considère plus l’autre comme son égal, ne relève que les différences, ce qui justement le pousse à catégoriser son expérience en terme de concepts dichotomiques, à ne parvenir à se définir qu’au sein de contrastes excluant le fond commun, la ressemblance. Car l’homme est le seul animal à condamner la différence d’un simple regard. Elle ne fait pas partie du découpage sémantique des autres espèces ; pour elles, tout est à la fois différent et lié. Leur regard sur le monde est un regard d’égalité. 
Allez, soyons cléments, et reconnaissons bien une singularité : la seule chose qui marque vraiment la supériorité de l’homme, c’est le préfixe super devant prédateur qui, somme toute, ne s’applique qu’à un contenu notionnel. 
Dans tous les cas, et à supposer que la question d’un quelconque apanage soit signifiante, s’il est une chose à retenir, c’est que l’homme est le seul être vivant à avoir fait de l’évolution une forme de dégénérescence.